- RAPATRIÉS
- RAPATRIÉSLes années d’après guerre ont vu se renverser un mouvement séculaire qui, depuis le XVIe siècle, avait entraîné, sur toutes les routes du monde, les Européens émigrants. Désormais, les retours tendent à l’emporter sur les départs, cependant que s’enfle le flot des immigrants venus des pays extra-européens. La décolonisation politique tient sa part dans ce renversement de tendance. Elle s’accompagne presque partout d’un exode des populations d’origine européenne ou étroitement liées à la présence du pouvoir colonial. Le rythme de ces retours, leur nature, leurs effets, pour obéir à des caractères généraux demeurent, néanmoins, divers. Si les «rapatriements» ont marqué tous les anciens colonisateurs, c’est de façon particulière à chacun. Dans son ensemble, comme dans ses particularités nationales, le phénomène est un des plus importants des années 1947-1974. Paradoxalement, et en dehors de rares exceptions – pour les «pieds-noirs» notamment –, il demeure, dans son ensemble, fort mal connu.1. Les retoursLe mot de rapatriés doit être pris ici dans une acception précise. Il ne s’applique pas aux grands échanges des populations organisés par des traités bilatéraux, notamment au lendemain de la Première Guerre mondiale et dont l’échange des populations gréco-bulgare et gréco-turque sont, en 1919 et en 1923, les meilleurs exemples (convention annexe au traité de Neuilly du 27 nov. 1919 et du traité de Lausanne du 30 janv. 1923). Pas plus ne sont concernés les énormes transferts de populations qui, sous le nom général de «personnes déplacées», ont marqué, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les changements politiques et frontaliers de l’Europe orientale et centrale. Les rapatriés sont, ici, les personnes revenant ou venant en métropole du fait de la décolonisation des possessions européennes. Elles ne sont pas toutes et de loin natives d’Europe. Combien de rapatriés n’avaient jamais connu la «patrie» qui les recevait? Elle leur était parfois entièrement étrangère. Parmi eux se trouvaient aussi des «indigènes» que chassait, dans l’indépendance nouvelle des États, la fidélité à l’ancienne métropole.Le mot implique, en outre, un élément de contrainte qui le distingue des mouvements migratoires volontaires et des retours habituels que l’histoire de la colonisation avait toujours connus. Le départ, l’admission et le sort de ces rapatriés sont généralement fixés par des textes législatifs ou administratifs qui en déterminent le mode et le statut. Le mouvement dans son ensemble s’étend sur environ un tiers de siècle et porte sur une masse importante de personnes de l’ordre de 4 à 4 millions et demi, mais avec des phases d’activité ou de ralentissement qui correspondent aux étapes et aux formes de la décolonisation propre à chaque pays.Les premiers rapatriés sont ceux qu’entraîne la perte des colonies italiennes par les défaites de 1941-1943 et par les décisions des accords de paix concernant l’Italie et ses anciennes possessions.ItalieLes communautés italiennes furent en effet les premières touchées (tabl. 1 et 2). Une partie avait été rapatriée avant les défaites (notamment tous les enfants et adolescents de Libye), la plupart des autres étant internées localement ou dans les colonies des Alliés jusqu’à l’armistice. Des quelque 500 000 Italiens installés en 1940 outre-mer, les quatre cinquièmes étaient rentrés au lendemain de la guerre. Une minorité s’efforça de se réadapter à la vie locale dans les territoires désormais administrés par les Britanniques. Au moment du traité de paix, en 1947, il en restait quelque 45 000 en Libye, 4 000 en Érythrée, surtout à Massawa, moins de 2 000 en Éthiopie et quelques milliers en Somalie. Les émeutes anti-italiennes de Libye (nov. 1945-mai 1949), d’Érythrée (automne de 1949), de Somalie (juin 1948) faisant plus de 200 morts au total, la perte des colonies, en dehors du Trusteeship (tutelle) sur la Somalie, accélèrent les derniers départs. Au total, près des neuf dixièmes des Italiens des anciennes colonies étaient rentrés dans la métropole en 1950. Il faut y ajouter, encore qu’il ne s’agisse que d’une colonie «informelle», les Italiens de Tunisie. Ils avaient joui jusqu’en 1943 d’une situation de quasi-autonomie dans le protectorat, disposant de privilèges individuels et collectifs confirmés en 1935. La dénonciation de ces conventions par la France, à laquelle l’Italie dut souscrire en 1945, les ramena au droit commun. Certains retrouvèrent le chemin de l’Italie où les avaient précédés ceux que le gouvernement français avait renvoyés, en 1945, pour leurs activités fascistes antérieures (8 000).L’indépendance de la Tunisie, les mesures d’expulsion décidées par les autorités libyennes, frappant en 1970 près de 15 000 Italiens, achevèrent de ruiner ce peuplement colonial. Sur les 300 000 Italiens qui résidaient en Afrique orientale en 1941, il ne resta que quelques centaines d’«ensablés», comme ils furent appelés avec un mélange de mépris et de pitié. De ces retours, ceux qui frappèrent le plus l’opinion italienne, bien qu’ils fussent les moins nombreux, furent ceux de la Tunisie proche.Pays-BasÀ ces mouvements émiettés, relativement lents, de 1941 aux années 1970, formés d’éléments venus d’horizons divers s’oppose dans tous ses caractères celui des rapatriés des Indes néerlandaises aux Pays-Bas. L’occupation japonaise, la révolte indonésienne et les opérations militaires qui l’accompagnaient frappèrent durement la population européenne et métisse qui était nombreuse, comptant quelque 450 000 à 500 000 personnes dont 180 000 métis. Dès 1946 commencèrent les rapatriements qui, pour le seul premier semestre de l’année, atteignirent 40 000 personnes. De 1946 à 1953, 130 000 Hollandais quittèrent l’Indonésie. Le mouvement se poursuivit jusqu’en 1958. À la première vague avait en effet succédé un deuxième flot dans les années 1952-1955, lié au transfert de souveraineté en comprenant surtout des fonctionnaires et des militaires. Le dernier flux arriva en 1957-1958 du fait des nationalisations. C’est alors que débarquèrent ceux que l’on appelait les «esprits chagrins», qui avaient opté d’abord pour la nationalité indonésienne mais qui, n’étant pas, en fait, reconnus comme citoyens, regrettèrent, par la suite, cette décision et rentrèrent en Hollande. Au total, en 1960, on estimait le nombre des rapatriés à 400 000 environ. Parmi eux, plus de la moitié étaient des Eurasiens. Le problème le plus important devait être créé par l’arrivée de plus de 17 000 Sud-Moluquois.Royaume-UniLe Royaume-Uni offre un cas particulier. La lenteur d’une décolonisation négociée, le maintien, dans l’ensemble du Commonwealth, de la quasi-totalité des nouveaux États, l’existence de vastes dominions blancs fort demandeurs de main-d’œuvre et pouvant servir de zone de repli (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande) diluent, dans l’espace et dans le temps, le phénomène des rapatriements.Le premier lot vint de l’Inde en 1947-1948 avec l’indépendance et l’évacuation de toutes les troupes britanniques (achevée le 29 févr. 1948). Le deuxième, moins important, fut provoqué, de façon semblable, par la «soudanisation» des services publics, en janvier 1955, entraînant le départ de près de 10 000 personnes (quelque 1 500 fonctionnaires, leurs familles et les Européens qui en vivaient). La nationalisation progressive des cadres administratifs devait entraîner ainsi, par petits contingents, des retraits des anciennes colonies. Plus brutale fut l’évacuation des Anglais d’Égypte à la suite de l’intervention militaire franco-anglaise contre le canal de Suez. Le décret de décembre 1956 frappait 8 000 Anglais et quelque 7 000 Français. Les nationalisations des terres et des entreprises commerciales achevèrent de faire disparaître en 1961 les colons les plus anciennement établis, d’origine maltaise ou chypriote (une dizaine de milliers). Le retrait des forces britanniques et l’acheminement vers l’indépendance prévue pour le 8 janvier 1968 entraînèrent aussi le retour général des fonctionnaires et experts anglais d’Aden dans les premiers mois de 1967 et surtout en mai et en juillet (12 000 personnes dans l’année). Le même processus se répéta dans les possessions d’Afrique noire, à mesure de leur indépendance et de la «nationalisation» de leurs services administratifs: Nigeria et Kenya en 1960-1969, Zambie en 1964, Tanzanie en 1968, Swaziland en 1969, Ouganda en 1973, etc.En Rhodésie, où des immigrants blancs avaient continué d’arriver jusqu’en 1969, le solde migratoire devint négatif, à partir de 1965. En quinze ans (1965-1980), la population d’origine britannique y diminua de quelque 60 000 personnes.FranceComme pour les Pays-Bas et le Royaume-Uni, c’est en Asie que débutèrent, pour la France, les premiers retours (tabl. 3). La guerre d’Indochine, le terrorisme, les revers militaires entraînèrent le reflux de la colonie européenne qui se réduisit de moitié entre 1950 et 1954. À cette date, la plupart des 34 500 Français demeurant au Vietnam (dont 29 000 en Cochinchine) étaient des Eurasiens ou des Vietnamiens naturalisés. Dans les années suivantes, après la défaite de Diên Biên Phu, leur retrait allait s’accélérer.Bien que l’Égypte ne fût pas du domaine colonial français, on peut faire entrer dans les rapatriés ceux qui en furent expulsés en 1956-1957 (7 000) en même temps que les Anglais. Un dernier groupe d’environ 2 000 personnes quitta le pays en 1962 après la fermeture des 180 écoles françaises qui étaient restées ouvertes et les dernières nationalisations d’entreprises.Au même moment, l’indépendance de la Tunisie et du Maroc incitait au départ un nombre croissant d’Européens.Amorcé en 1954, le retour en métropole des Français de Tunisie (230 000) et du Maroc (330 000) se poursuivit rapidement après la proclamation des indépendances. Il affecta ceux qui devaient quitter le pays faute de pouvoir maintenir leur activité (fonctionnaires), ceux qui ne voulaient pas rester dans des États ne correspondant plus à leur conception (retraités, commerçants), ceux, enfin, dont la clientèle se raréfiait (médecins, avocats).Les émeutes au Maroc, en octobre 1956, accélèrent le mouvement en ajoutant la crainte aux motifs de départ. Le transfert des propriétés en 1958 entraîne un nouveau flot comme les nationalisations qui s’étendent, en 1959, à la zone de Tanger. En 1958, on compte 155 000 rapatriés de Tunisie et du Maroc en France; en 1959, on en enregistre 190 000 pour l’ensemble du Maghreb. Les retours d’Algérie ont, en effet, dès lors commencé. En octobre 1961, le gouvernement estime que plus de 500 000 citoyens français ont rejoint la France métropolitaine depuis 1955.D’après ces chiffres, le gouvernement attendait, à la fin d’octobre 1961, l’arrivée d’Algérie «de 100 000 familles françaises, peut-être 400 000 personnes en tout dans les quatre années à venir». Ce fut le double en quatre mois. Le grand exode débuta en mai 1962 (80 000 personnes) après l’arrestation du général Salan (20 avr. 1962), s’amplifia brusquement en juin 1962 avec 232 000 départs, le maximum étant atteint au milieu du mois avec plus de 10 000 par jour (136 000 entre le 1er et le 17, dont 80 000 par air). À la fin de l’été, le tiers de la communauté européenne d’Algérie avait quitté le pays. Le mouvement se poursuivit avec de brusques accélérations lors de l’expropriation des terres et des principales entreprises (mai et sept. 1963), l’annonce de l’évacuation des dernières troupes françaises (mai 1963). Les retours, qui avaient été de l’ordre de 150 000 à 190 000 avant l’indépendance, furent de 651 000 en 1962, 76 600 en 1963, 35 000 en 1964, 24 000 en 1965. Au total, près d’un million. Ceux du Maroc et de Tunisie continuèrent également à mesure de l’évacuation militaire qui accrut le sentiment d’insécurité, de l’élimination totale des fonctionnaires français de l’administration, des nouvelles expropriations de terres. Après 1965, l’érosion des communautés françaises (sauf celles d’Afrique noire) se poursuivit, ramenant en France, entre 1966 et 1975, 150 000 Français d’Afrique du Nord, 40 000 de Madagascar. Au total, on peut estimer à environ 1 500 000 le nombre total des rapatriés en France.BelgiqueDans les territoires africains de la Belgique, on comptait en janvier 1958 quelque 120 000 Européens dont un peu plus de 10 000 au Congo et une dizaine de milliers au Rwanda-Urundi, dont les trois quarts étaient belges (de 90 000 à 100 000). Les retours commencent en petit nombre en 1958-1959 lorsque le changement de dénomination du ministère belge des Colonies (août 1958) suscite les premières inquiétudes. Il s’accélère avec les émeutes de Léopoldville et l’annonce de l’éventuelle indépendance du Congo (juin 1959). Celle-ci a lieu le 1er juillet 1960 au milieu de grands désordres qui entraînent un véritable exode des Européens soit vers les pays voisins, soit vers la métropole.Entre le 9 et le 28 juillet 1960, 44 484 Belges sont rapatriés en Europe par un véritable pont aérien (34 500 retours par air). Sans avoir la même ampleur, les départs se poursuivent en août et en septembre. En trois mois, plus de la moitié des Européens ont quitté le pays, ceux qui sont demeurés au Katanga étant expulsés à la fin de 1961. L’autonomie du Rwanda-Urundi en août 1960, mais surtout son indépendance en juillet 1962 et le retrait des dernières troupes belges, en août, provoquent à leur tour le départ de la moitié des Européens en quelques semaines.EspagneLa faiblesse de peuplement des colonies espagnoles, la lenteur de la décolonisation firent que pour l’Espagne le problème des rapatriés ne présenta pas de caractère dramatique (tabl. 4). L’indépendance du Maroc en 1956 entraîna des départs étalés dans le temps. Les Espagnols n’y étaient guère plus de 100 000, dont 89 500 dans la zone nord.Les mesures de nationalisation hâtèrent les départs en 1962. Les petites communautés du Sahara et de Guinée qui s’étaient lentement mais régulièrement accrues jusqu’en 1967, passant de quelque 10 000 personnes à plus de 30 000, sont touchées à leur tour avec l’indépendance de la Guinée, le 12 octobre 1968. Elle devient le premier État hispanophone indépendant d’Afrique. Les premières mesures radicales du président Macías hâtèrent les départs, ainsi que le retrait des troupes espagnoles (mars 1969), entraînant le retour de 8 000 Européens (3 000 du Río Muni, 5 000 de Fernando Poo). Il ne reste plus en avril 1969 que 600 Espagnols dans le nouvel État. Le même processus marque l’enclave d’Ifni, rétrocédée au Maroc le 13 mai 1969 et qu’abandonnent, presque immédiatement, les 10 000 Espagnols y habitant encore. Le Sahara occidental, enfin, est évacué par les civils en novembre et décembre 1975, les dernières troupes espagnoles le quittant le 12 janvier 1976.PortugalC’est à ce moment qu’eut lieu le grand drame des retornados portugais. Le Portugal a connu des vagues très inégales de retour. L’occupation de Goa par les Indiens en décembre 1961 entraîna la double expulsion des Indiens du Mozambique, en juin 1962, et des Portugais de l’enclave. Ceux-ci étaient beaucoup moins nombreux que ceux-là; moins de 4 500 Européens et métis contre 12 000 Indiens. Le rapatriement s’acheva par l’arrivée à Lisbonne d’un dernier groupe de 1 300 personnes à la fin de mai 1962.À ce moment, le Portugal accentuait sa politique d’intégration des provinces d’outre-mer, accordant la pleine citoyenneté à tous les habitants, augmentant leur représentation à l’Assemblée nationale, instituant un marché commun pour l’ensemble des territoires (janv. 1962). Ces mesures, à contre-courant du mouvement international de décolonisation, accrurent la population européenne des territoires d’outre-mer dans la décennie suivante. Elle atteignit près d’un million de personnes à la fin de 1973: environ 300 000 au Mozambique, 560 000 en Angola, 6 000 en Guinée et quelque 75 000 militaires portugais pour l’ensemble des territoires.Le revif des guérillas nationalistes à partir de 1969-1970, l’amorce d’un revirement de la politique de la métropole en 1973 (loi organique du 5 mai 1972), la «révolution des œillets» au printemps de 1974 et les déclarations en faveur de la décolonisation qui l’accompagnèrent provoquèrent un véritable choc dans ces communautés européennes et les premier départs du Mozambique pendant l’été de 1974, de São Tomé à l’automne.De mai à novembre 1975, quelque 400 000 Européens quittent l’Angola. C’est le plus grand exode d’Afrique noire. Le paroxysme eut lieu pendant l’été, en juin et en juillet, et le rythme des départs devint tel qu’il fallut utiliser tous les avions disponibles de la compagnie portugaise T.A.P., les avions militaires, l’aide aérienne des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Suisse, de l’U.R.S.S., de l’Allemagne. En outre, un certain nombre d’Européens (de 20 000 à 25 000) transitant par le Sud-Ouest africain furent transportés par les autorités sud-africaines à Johannesburg et de là au Portugal. Les départs du Mozambique pour ne pas être aussi catastrophiques ne furent pas moins importants. L’achèvement de l’indépendance, le 25 juin 1975, accéléra le mouvement d’exode pendant les derniers mois de l’année. Il se poursuivit en 1976, ne laissant plus dans le pays que quelque 10 000 Portugais.En un an, de mai 1975 à l’été de 1976, la quasi-totalité des communautés portugaises d’Afrique avait rejoint la métropole. Dès le 6 mai 1976, le gouvernement de Lisbonne annonçait que le nombre des réfugiés atteignait près d’un million: chiffre sans doute quelque peu exagéré par la prise en compte d’un certain nombre de «faux rapatriés» désireux de profiter de l’aide du gouvernement, mais chiffre considérable néanmoins compte tenu de la population du pays (moins de 9 millions d’habitants).2. Les mouvements induitsLes indigènes auxiliairesLes auxiliaires de la colonisation sont inexorablement entraînés dans le reflux des communautés européennes.Les plus compromis avec l’ancienne puissance étaient les militaires de carrière et surtout les supplétifs, hâtivement recrutés pour combattre les guérillas et le terrorisme, prélude aux décolonisations.Le problème se posa d’abord pour les éléments indigènes de la K.N.I.L. (Forces armées royales d’Indonésie) dissoute en juillet 1950. Ils refusèrent à la fois d’entrer dans la nouvelle armée indonésienne, d’être démobilisés sur place, d’accepter l’autorité nouvelle. Leur soulèvement marqua les premières années du nouvel État. À un premier convoi de 5 000 rapatriés succédèrent d’autres arrivées jusqu’en 1957.À la mi-septembre de cette année, on comptait 17 500 réfugiés d’Amboine (Moluques) vivant dans des camps en Hollande. Leur nombre sera estimé en 1970 à environ 30 000, porté par l’accroissement naturel à près de 35 000 en 1975. La plupart continuaient de refuser à la fois l’intégration à la métropole et la soumission à l’Indonésie réclamant la reconnaissance d’une République moluquoise indépendante (R.M.S.). Leurs manifestations, plus ou moins violentes et spectaculaires (attaques de trains, enlèvements, etc.), se multiplièrent dans les années 1970 malgré les efforts du gouvernement de La Haye pour faciliter le retour en Asie comme pour aider l’insertion dans la société hollandaise.Le même problème des militaires indigènes provoqua les plus grandes difficultés de la décolonisation britannique, notamment en Inde. Des accords anglo-indien et anglo-népalais permirent le transfert à l’armée anglaise de huit bataillons de G rkhas (10 000 hommes) de l’ancienne armée des Indes et la poursuite, limitée, du recrutement dans un groupe ethnique qui n’avait cessé de fournir les meilleurs éléments militaires locaux. L’accord fut renouvelé en 1953, puis en 1958.Le cas le plus important par ses effectifs et le plus dramatique par ses conditions fut celui du retour des harkis, les musulmans d’Algérie engagés du côté de l’armée française dans la lutte contre le F.L.N. Réfugiés en France, ayant opté pour la nationalité française, ils représentaient, avec leur famille, de 150 000 à 200 000 personnes. Leur situation précaire entre deux communautés dont l’une, d’accueil, reste peu sensible à leurs problèmes et dont l’autre, d’origine, les considère comme traîtres et refuse de leur reconnaître toute existence fait naître inquiétude, incertitude et amerture qu’expriment leurs deux associations, la Confédération des Français musulmans rapatriés d’Algérie, le Front national des rapatriés de confession musulmane.Encore que moins aigu, le problème se retrouve au Portugal dont plus de la moitié des troupes combattant outre-mer à la veille de l’indépendance était de recrutement indigène (de 75 000 à 80 000). Il fallut ramener, sous protection, en toute urgence, ceux de São Tomé, de Príncipe et du Cap-Vert.Les intermédiaires allogènesAux indigènes auxiliaires il convient d’ajouter tous les allogènes ayant un rôle d’intermédiaire entre les colonisateurs et les colonisés. Entraînés dans le mouvement de repli des communautés dont ils vivaient ou expulsés par les nouveaux États qui les assimilaient à l’ancienne domination, ils sont plusieurs centaines de milliers à chercher de nouveaux établissements. Tout un monde de réfugiés-rapatriés offre ainsi sur un fond général de désarroi une gamme étendue de cas particuliers.Un des plus dramatiques sans doute est celui des Asiatiques, essentiellement celui des Indiens installés dans les colonies britanniques.Dans les premières années de la décolonisation, les sujets britanniques des anciens territoires d’outre-mer purent entrer sans restriction, en Grande-Bretagne. Le British Nationality Act de 1948 créa la fiction selon laquelle les citoyens d’un pays indépendant, appartenant au Commonwealth, une fois admis au Royaume-Uni devenaient citoyens britanniques. Bien que cette possibilité fût restreinte, en 1962, par le Commonwealth Immigrant Act, la Grande-Bretagne devint la terre d’asile des Indiens munis de passeports anglais venant soit des Indes, soit surtout des communautés installées en Afrique orientale. L’Ouganda en expulsa 40 000 en juin 1963. Au Kenya, sur 200 000 Asiatiques, 120 000 qui n’étaient pas citoyens kényans furent frappés par les lois de nationalisation en 1967; 20 000 retournèrent aux Indes, 10 000 émigrèrent au Canada, mais 40 000, possesseurs de passeports anglais, s’apprêtèrent à rejoindre, au Royaume-Uni, les 20 000 qui les y avaient précédés. En mai 1968, on estimait à 447 000 les Asiatiques possesseurs de passeports anglais susceptibles d’émigrer en Grande-Bretagne en provenance des anciennes colonies. À ce chiffre il fallait ajouter ceux dont la situation était mal définie: le million de Chinois de Hong Kong, les 600 000 Tamouls de Ceylan, les 10 000 sujets anglais de Somalie, etc. Les immigrants potentiels dépassaient ainsi 2 millions de personnes. Il fallut brusquement élever des barrières. La nouvelle loi de 1968 distingua deux catégories de membres du Commonwealth possesseurs de passeports britanniques: ceux qui les avaient obtenus d’un gouverneur colonial avant l’indépendance, ceux qui les avaient reçus, après celle-ci, d’un haut-commissaire. Ces derniers étaient soumis à des règles individuelles sévères d’entrée et à une limitation annuelle globale (1 500 chefs de famille ou 6 000 personnes). Les mesures anti-indiennes prises par le Kenya en 1969, par la Tanzanie en 1971, par l’Ouganda en 1972, par le Malawi en 1975 obligèrent temporairement à transiger: 15 000 Asiatiques furent admis en 1969 et 22 000 rapatriés d’urgence de l’Ouganda en 1972 furent hébergés dans des centres de réinstallation gérés par l’Ouganda Resettlement Board. En 1975, on estimait à 1 250 000 le nombre d’immigrés anglais originaires du Commonwealth dont plus de 90 p. 100 du New Commonwealth (Inde, Pakistan, Antilles).Sans avoir la même ampleur, la venue en métropole des Portugais indiens avec les dernières troupes en 1975 ne laissa pas de poser problème.Aux Pays-Bas, des originaires du Suriname réclament, après l’indépendance, en 1974, le double droit de séjour et de reconnaissance de la nationalité hollandaise. Ils sont estimés à 35 000 en 1975.Les 40 000 Comoriens de Madagascar, après le retrait des dernières forces militaires françaises de Diégo-Suarez, en juin 1975, demeuraient partagés entre ceux qui désiraient se maintenir dans l’île, ceux qui se réclamaient de leurs origines et ceux qui revendiquaient, avec la nationalité française, le droit de s’installer en France.La situation est, en 1976, aussi difficile pour les 15 000 rapatriés-réfugiés indigènes de la Guinée équatoriale en Espagne et qui ne sont considérés ni comme des citoyens espagnols, ni comme des étrangers. Les Érythréens d’Italie (8 000 en 1980) constituent un cas assez semblable: ni vrais rapatriés, ni réfugiés politiques, ni étrangers.Les Européens non liés au colonisateurUn dernier groupe de réfugiés-rapatriés est composé d’Européens non liés au colonisateur, mais à la colonisation.Nous avons évoqué le sort de la communauté italienne de Tunisie, celui des Français d’Égypte. Ils sont les ressortissants de pays colonisateurs et leur cas s’insère dans celui, général, des rapatriés de ces pays. Ils en réclament – et obtiennent – le même traitement. Il en est autrement des minorités ressortissantes de pays n’ayant pas, ou n’ayant plus depuis longtemps, de colonie. Les Allemands qui avaient été internés pendant la guerre furent expulsés du Tanganyika par les Anglais au lendemain du conflit en 1947 (1 250, dont un millier rejoignent l’Allemagne).Les Grecs qui formaient des îlots de négoce actifs furent contraints de suivre les migrations de retour en raison de la diminution de leurs activités économiques, des nationalisations et des expulsions d’Égypte (1957 et 1961-1962) ou de l’insécurité (Congo belge, 1962).Les juifs offrent, avec le plus grand nombre de ces retours, des situations d’une grande diversité et toujours d’une extrême complexité. Dans la plupart des territoires coloniaux, ils ont, en proportion variable, trois statuts: celui de citoyens du pays de résidence (dans les protectorats et les mandats), celui de citoyens de la métropole, celui de citoyens étrangers. Leurs communautés, parfois très anciennes, sont frappées à la fois par la perte d’activité économique liée à la décolonisation, par l’antisémitisme fréquent des nouveaux États, par l’appel des communautés d’accueil en Europe et surtout en Israël. Ainsi disparaissent totalement les vieux peuplements juifs du Maghreb. La communauté juive de Libye (35 000 personnes), à partir des pogromes de novembre 1945, se partage entre l’Italie (5 000 rapatriés) et Israël (30 000); celle de Tunisie (100 000 personnes) va vers la France et surtout l’Italie; celle du Maroc, la plus importante avec 275 000 personnes en 1953, part pour Israël, la France, l’Amérique. Les juifs d’Algérie, tous citoyens français, choisissent la France comme terre de repli pour 90 p. 100 d’entre eux. Les 45 000 juifs d’Égypte sont frappés en 1956-1957. Parmi eux, il n’y en a que 5 000 qui sont citoyens égyptiens; 20 000 sont sans nationalité, les 20 000 autres se partageant entre de très nombreuses nationalités. En quelques mois, ces derniers partent pour Israël, la Grèce, l’Italie, l’Angleterre ou l’Amérique.3. Accueil et réinstallationLes mesures immédiatesIl fallut dans tous les pays prendre des dispositions immédiates pour adapter une législation permettant d’accueillir les rapatriés et de les aider à s’insérer dans leur nouvelle société.En Italie, le gouvernement fasciste avait pris, en 1942, des mesures pour aider les colons chassés de Libye. Dans l’immédiat après-guerre, l’espoir de retrouver les colonies, les nombreux retours volontaires, plus ou moins clandestins, firent différer la mise en place en Libye d’une législation d’aide que réclamaient avec force les réfugiés d’Afrique. Les congrès de réfugiés (Rome, févr. 1946; Bari, sept. 1947; Turin, déc. 1947) dénoncèrent «les conditions misérables où vivent 180 000 à 200 000 réfugiés dans notre pays» (sept. 1948), «les 150 000 rapatriés demeurant encore disséminés dans des camps d’assistance» (nov. 1948). Les mesures d’aide coûtèrent, entre 1947 et 1949, environ quatre milliards de lires par an et le gouvernement s’efforça de négocier le retour du plus grand nombre en Afrique. Les rapatriés, quant à eux, ne cessaient de dénoncer «le million de réfugiés en état de phtisie».En France, le problème se posa avec acuité lors de l’arrivée massive des «pieds-noirs». On créa un secrétariat d’État, puis un ministère aux Rapatriés. Les mesures d’aide immédiate atteignirent pour la seule année 1961 un milliard et demi de francs. La loi de décembre 1961 fixa le principe de l’assistance aux Français forcés de quitter les territoires d’outre-mer. Elle s’appliqua à ceux qui vivaient avant cette date en Tunisie, au Maroc, en Afrique noire, en Indonésie, en Égypte et en Algérie. Il s’agissait – comme dans les autres pays – d’aide de survie et de réinsertion mais avec le refus d’accorder, dans l’immédiat, toute aide d’indemnisation pour les biens abandonnés ou nationalisés.Le gouvernement britannique, toujours pragmatique, prit des mesures spécifiques pour chaque lot de rapatriés. Un bureau spécial en 1947 fut chargé des anciens fonctionnaires et militaires de l’Inde; en 1955 fut ouvert le Sudan Service Reemployment auprès du Foreign Office pour s’occuper des Anglais frappés par la «soudanisation» des services administratifs: en juin 1956, on crée le Pool of Overseas Civil Servants amené à faire face aux retours potentiels de 6 000 fonctionnaires anglais et de leurs familles touchés par l’accession à l’indépendance des colonies britanniques; en février 1957 fut créé l’Anglo-Egyptian Resettlement Board pour aider les 8 000 réfugiés britanniques expulsés d’Égypte, etc.La situation la plus grave fut celle du Portugal, pays pauvre, de constante émigration, traversant une grave crise économique, sociale et politique. L’Institut d’appui aux rapatriés nationaux (I.A.R.N.), créé en hâte, ne put que parer au plus pressé. Les retornados ne reçurent qu’une aide limitée dans le temps et un accueil dans des hôtels réquisitionnés. On prolongera l’opération en utilisant des bâtiments administratifs désaffectés et des casernes. En six mois, du 1er novembre 1975 au 30 juin 1976, le gouvernement dépensa plus d’un milliard de francs en seuls frais d’hébergement et d’aide immédiate. En Espagne, le gouvernement aida, à compter du 16 juillet 1962, les rapatriés du Maroc en leur fournissant une petite somme de retour et des prêts de réinstallation à faible intérêt, mais de montant très limité. La majeure partie des rapatriés rejoignirent directement la métropole dont ils dépendaient et, le plus souvent, s’y installèrent. Un certain nombre, toutefois, sans aucune attache d’origine en Europe ou ayant un sentiment d’amertume envers l’ancienne puissance tutélaire émigrèrent en Amérique ou en Australie. Le Canada reçut ainsi des pieds-noirs d’Algérie, des Asiatiques de l’Ouganda; l’Argentine des Français du Maroc, l’Australie des Italiens de l’Éthiopie, les États-Unis des rapatriés d’Indonésie (10 000 admis par une législation spéciale en 1958). Certains tentèrent même la deuxième chance d’une réinstallation coloniale: colons d’Indochine en Guinée, fonctionnaires d’Afrique du Nord à la Réunion ou en Nouvelle-Calédonie.L’exil forcé fut, enfin, le lot de ceux qui s’étaient engagés dans l’activisme anticolonisateur. Le sud de l’Espagne, en particulier Alicante, accueillit ainsi les anciens membres de l’O.A.S. en même temps que des Français d’Oranie d’origine espagnole (environ 70 000). Les gouvernements s’efforçaient d’ailleurs d’alléger leurs charges ainsi que la pression sociale, voire la menace politique, en favorisant ces nouveaux départs tant en France qu’en Italie ou en Belgique pour ceux que Bruxelles appelait les «réfugiés inadaptables».En fait, les métropoles prirent en charge le plus grand nombre et eurent à faire face à leurs réclamations croissantes.Les indemnisationsLes difficultés de l’insertion dans la vie économique et sociale des rapatriés, que s’efforçaient d’atténuer les mesures d’urgence d’aide et d’assistance, posèrent en effet, très tôt, le problème des moyens financiers et plus précisément de l’indemnisation des biens perdus.Elle était partout réclamée. Elle imposait que fussent évalués les montants, distinguées les propriétés confisquées ou abandonnées, que fût désigné le responsable des remboursements, les anciennes métropoles et les nouveaux États, héritiers de ces biens, se renvoyant la balle.La valeur réelle des biens abandonnés et des pertes subies par les rapatriés des différentes puissances coloniales demeure, en l’état de la documentation, impossible à fixer et ce d’autant plus qu’il faudrait tenir compte et de la dépréciation des monnaies au cours de la période et de la variation du prix de ces propriétés. L’évaluation donnerait pourtant un tableau intéressant des intérêts européens privés engagés dans les colonies à la veille des indépendances. Qu’ils fussent considérables, quelques estimations le laissent entrevoir. Pour la France, on les évaluait, en 1965-1966, à environ 500 milliards de francs de l’époque (plus de mille milliards de francs en 1988). Les évaluations en Italie varient du simple au triple suivant qu’elles proviennent de l’administration ou des associations de profughi (expatriés), allant de 600 à 700 milliards de lires à environ 2 000 milliards.À Londres, dès le 30 avril 1947, une série de mesures de compensation indemnisa les Anglais de l’Inde, en particulier les fonctionnaires devant y cesser leurs services. Ponctuellement, des commissions mises en place à cet effet s’occupèrent, au cas par cas, du problème expliquant et justifiant leurs décisions par la publication de White Papers parlementaires. Le plus souvent, ces mesures firent suite à des accords bilatéraux avec les nouveaux États dont était fixée la part dans ces versements (accord anglo-égyptien du 1er mars 1952; accord avec l’Ouganda de déc. 1973, etc.). Une solution originale fut adoptée pour le Kenya où les White Highlands avaient été en majeure partie colonisés par les Européens. Le gouvernement anglais adopta, en 1961, un programme de rachat progressif des terres des grands domaines pour les restituer à de petits propriétaires noirs. L’opération s’acheva seulement le 31 mars 1979 après la redistribution de près de 2 millions d’hectares et le versement aux anciens propriétaires britanniques d’une somme globale de 55 millions de livres.L’ampleur même des biens abandonnés interdisait pour la France la prise en compte immédiate et par le seul gouvernement français de leur remboursement intégral. Il s’efforça, d’une part, d’obtenir une participation des nouveaux États, d’autre part, de temporiser et d’étaler le plus possible, dans le temps, des indemnisations partielles afin d’en diminuer la charge annuelle et de profiter de la dépréciation monétaire. Il tenta, avec plus ou moins de succès, de lier son aide financière et sa coopération avec les nouveaux États à l’indemnisation par eux des biens nationalisés. L’accord type franco-marocain de juillet 1964 prévoit à cet effet un prélèvement sur les crédits accordés par la France. Un arrangement semblable intervint le 1er août 1974 après les nationalisations de mars 1973. Malgré la pression des rapatriés, le principe de l’indemnisation ne fut reconnu par le gouvernement français que par la loi du 15 juillet 1970 qui prévoyait de payer une part des pertes subies, calculée suivant une formule favorisant les moins pourvus. Elle devait représenter «une avance sur une future compensation complémentaire». La somme prévue était de 500 millions de francs par an pendant quinze ans (75 milliards). Le taux fort bas des évaluations, la prise en compte d’un simple pourcentage, l’étalement des versements suscitèrent des protestations et une lente succession de faibles réajustements par les lois de juillet 1973, janvier 1978 et juillet 1987. Cette dernière, plus de trente ans après les premiers grands retours, prévoit le versement fractionné d’indemnités complémentaires (justifiées par la dépréciation) à partir de 1990-1992, échelonné jusqu’à l’an 2002. En 1988, l’A.N.I.F.O.M. (Agence nationale pour l’indemnisation des Français d’outre-mer) est en charge d’environ 400 000 dossiers d’indemnisation.La même réticence et la même lenteur marquèrent la législation italienne d’indemnisation. Le gouvernement lia les paiements à des accords bilatéraux avec les nouveaux États. En août 1967, la Tunisie s’engagea à verser une indemnisation globale et forfaitaire de 9 millions de lires, complément définitif de ce qu’il avait été permis de transférer en novembre 1961 et juillet 1962. La première loi concernant les expulsés de Libye en 1977 ne prévoyait que le remboursement de 10 p. 100 environ des biens. Elle fut complétée en 1980, puis en octobre 1986 et avril 1987, pour tenir compte partiellement du taux d’inflation intervenu entre les confiscations et l’indemnité (près de 500 p. 100). L’application se heurta à la mauvaise volonté des autorités libyennes à transmettre les documents nécessaires. Quant aux réfugiés d’Éthiopie, ils durent attendre la loi de décembre 1977 qui prévoyait le versement d’une somme de 25 milliards de lires «en attente d’un accord international». Celui-ci intervint le 17 octobre 1982 entre Addis-Abeba et Rome. Il dégageait l’État d’Éthiopie de toutes les obligations d’indemnisation que l’Italie prenait à sa charge. Le débat se trouvait porté dans la péninsule entre le gouvernement qui estimait à 110-150 milliards de lires le montant de sa dette envers les profughi et reduci et ceux-ci qui la faisaient monter à environ 300 milliards de lires.L’ensemble des remboursements aux rapatriés, étalés jusqu’en 1990, représente une somme de l’ordre de 400 milliards de lires (valeur 1988).La réinstallationLes rapatriés eurent d’abord à s’installer. En France, ils s’établirent surtout dans le Midi, principalement dans les Bouches-du-Rhône (près de 10 p. 100) et la Région parisienne. Ceux d’Italie s’installèrent de préférence dans le Nord (Milan), le Latium, la Romagne, Rome. Aux Pays-Bas, ils se concentrèrent à La Haye et à Amsterdam. Quant à Londres, elle héberge 42 p. 100 des rapatriés anglais.La réinsertion professionnelle fut relativement facile dans les pays à forte immigration et à besoin constant de main-d’œuvre. Elle était favorisée par l’essor économique des années 1960. Au moment des retours d’Indonésie, le gouvernement des Pays-Bas négociait avec l’Italie un accord d’immigration. En France, la plupart des rapatriés européens se reclassent assez vite: 17 p. 100 dans le secteur primaire, 43 p. 100 dans le secondaire (industries de transformation) et 40 p. 100 dans le secteur tertiaire. Un rapport officiel peut conclure en 1970: «Les rapatriés dans la presque totalité se sont rapidement intégrés dans l’économie nationale en même temps que se poursuivait d’une manière constante le flux migratoire étranger.» En revanche, en Espagne et surtout au Portugal, le chômage des rapatriés s’impose. Deux ans après les grands retours, on estimait que 10 p. 100 seulement des actifs avaient trouvé un emploi stable.Le temps des désarrois, la nostalgie des liens anciens, la défense des intérêts communs, la volonté de conserver les traits spécifiques de leur mode de vie et de leur mentalité amenèrent partout, encore que de façon plus ou moins forte, les rapatriés à se regrouper dans des associations et à s’exprimer dans des revues et des journaux. Ceux-ci se multiplièrent en Italie avec l’Ora de Tripoli , la Voce del Africa , Ricordi d’Africa Italiani d’Africa , etc. Au Portugal, Lo Retornado eut un très grand succès et pesa un moment d’un certain poids sur la vie politique et culturelle du pays. En France se sont multipliés les bulletins régionaux. Les associations s’adressent tantôt à tous les rapatriés, quel que soit le territoire d’origine, tantôt à ceux qui proviennent d’une colonie déterminée. Ainsi, en Italie, après le Congresso nazional per gli interissi del popolo en Africa, fut constitué, en 1947-1948, l’Association nationale des réfugiés d’Afrique. Plus tard, d’autres associations regroupèrent les nationaux venus de tel ou tel territoire: Association pour les réfugiés de Libye, 1970; Association pour les réfugiés d’Éthiopie, 1975; Association pour les réfugiés d’Érythrée, 1977.Les rapatriés portugais, particulièrement amers, ont formé plusieurs associations pour soutenir leur droit: Centre social indépen dant (C.I.S.), la Fraternité d’outre-mer (F.U.), l’Association des Portugais réfugiés d’outre-mer (A.P.R.U.), le Secrétariat de l’Association sociale (S.A.S.), etc. Non sans rivalités, elles ont participé à des manifestations communes pour rappeler les besoins des réfugiés.En France, ce sont les associations de pieds-noirs qui ont été et sont les plus actives. Le nombre de ceux-ci parmi les rapatriés (environ les deux tiers d’Algérie) ont parfois fait assimiler les deux termes. Les associations se sont multipliées. On en compte, en 1988, pas moins d’une cinquantaine, nationales ou régionales.Nulle part, les rapatriés ne constituèrent des partis politiques spécifiques. La diversité de leur origine géographique, ethnique et sociale, les efforts multipliés de récupération des courants traditionnels empêchèrent ce regroupement.Le gouvernement italien avait craint, ou feint de craindre avec des arrière-pensées diplomatiques, que «le désarroi des réfugiés ne gonfle le Parti communiste». Ce fut plutôt la droite, en partie le M.S.I. (Mouvement social italien) dont la propagande auprès d’eux fut très forte, qui recueillit leurs voix.Au Portugal, les votes de rapatriés en majorité hostiles à la gauche profitèrent essentiellement au Centre démocratique et social qui, lors des élections d’avril 1976, doubla le nombre de ses voix par rapport à la consultation de 1971 (de 433 000 à 858 000) avec 42 sièges au lieu de 12.En France, le vote des rapatriés, plutôt favorable au centre et à la droite, semble avoir fluctué suivant la nature des consultations et la confiance accordée aux promesses des partis, régulièrement faites à la veille des élections nationales.Toute la vie des pays d’accueil a été plus ou moins marquée par ces retours: la vie économique bien évidemment par le surcroît d’hommes et parfois d’argent qui fut tantôt un stimulant, tantôt un fardeau; la vie quotidienne et la culture aussi. Cette influence est difficile à évaluer, chacune des minorités apportant ses traits propres. Dans certains territoires coloniaux émergeait au sein de la communauté européenne une forme originale de civilisation avec son langage, ses concepts, ses images, ses modes de vie. Son transfert, son maintien, son rayonnement et son influence sont variables dans les différents domaines. Ils sont partout apparents dans celui des habitudes alimentaires. Un bon observateur hollandais constatait en 1985 «la popularisation de la cuisine indonésienne aux Pays-Bas [...], qui forme maintenant partie intégrante de la culture néerlandaise». L’avenir dira si d’autres implants ont infléchi ou non la culture des métropoles.Le nombre des rapatriés, environ 4 millions et demi de nationaux, plus de 1,5 à 2 millions de sujets devenus citoyens formant un total d’environ 6 millions de personnes, souligne assez l’ampleur du phénomène (tabl. 5). Il doit être rapproché, historiquement, de l’émigration transocéanique européenne du XIXe siècle qui toucha quelque 40 millions de personnes. Il en représente environ 15 p. 100. Mais, regroupés sur moins de trente ans, les retours, proportionnellement, sont l’équivalent annuel de 45 p. 100 des grands départs du siècle dernier. Il est frappant de constater que si le premier mouvement, une émigration, a donné naissance à une énorme littérature et continue de susciter de très nombreuses recherches, le deuxième, des rapatriements, demeure pour l’essentiel encore une zone d’ombre. On peut, en l’envisageant dans son ensemble, distinguer des caractères communs et des traits spécifiques. Les différentes phases d’accélération des retours ponctuent les mêmes événements: premiers troubles entraînant des craintes professionnelles et familiales; déclaration d’indépendance faisant prendre conscience du nouveau statut d’étranger; retrait des dernières troupes du colonisateur faisant disparaître un symbole et aggravant le sentiment d’insécurité; nationalisation de l’administration puis nationalisation des biens.Partout les autorités métropolitaines sont surprises par la soudaineté et l’ampleur de ces migrations. Le coût énorme de l’accueil et de la réinsertion puis de l’indemnisation conduit à diluer dans le temps des problèmes dont on pense qu’il se résolveront d’eux-mêmes. En fait, partout se maintiennent les nostalgies et, loin de disparaître, le sentiment d’originalité tend à se réaffirmer. La deuxième génération, moins marquée par un sentiment de culpabilité, moins requise par les problèmes de survie, et donc dans une situation moins dramatique, réclame la reconnaissance du passé. Les réunions des rapatriés sont plus nombreuses et plus amples en France ou en Italie en 1987-1988 que vingt ans plus tôt.Les problèmes les plus aigus concernent l’avenir des rapatriés-réfugiés et surtout de leurs enfants, voire, désormais, de leurs petits-enfants. La forte natalité de ce groupe en augmente partout le nombre, estimé en France à près de 800 000 personnes en 1988. Les revendications dépassent de plus en plus les seuls éléments matériels. La reconnaissance de l’œuvre accomplie outre-mer, la déculpabilisation du péché colonial, l’estimation des apports à l’action métropolitaine extérieure mais aussi à la culture actuelle des pays d’accueil devient, partout, essentielle, comme le prouve, entre autres, l’insistante demande de l’édification du mémorial des Français d’outre-mer décidé par le Parlement en avril 1987 ou les succès des grandes réunions des Italiens rapatriés de 1988.Le mouvement s’insère dans celui de la remise en cause de la nature de la colonisation et de la décolonisation, dans le reflux de l’anticolonialisme et du tiers-mondisme triomphant des années 1960. Dans ce va-et-vient permanent des jugements de l’histoire, la juste évaluation, dans le long terme, des mouvements d’émigration outre-mer et des mouvements de rapatriement se trouve posée en termes nouveaux.
Encyclopédie Universelle. 2012.